lundi 14 avril 2014

L'homme le plus malheureux du monde


La mort n'est pas une expérience. Ni même la vie.

Quand on a ainsi trop de questions... on cherche des réponses tous azimuts. Et d'aucuns le pensaient azimuté. Vous mêmes ! pourrait-on dire.
Franchement comment certains pouvaient-ils se comparer, ironiser et se complaire à mal décrire comme de piètres ethnologues en l’occurrence, le malheur des autres, celui d'Yves Lecerf, leur échappait. Le leur? Non. Leur caméra qui s'enraille ou de mauvais informateurs.
Yves n'en eut cas de rien, dans le fond; en ce qui les concernait. Il avait un ou deux livres d'eux, pour ne citer que Pascal Dibie qui traînaient et que nous n'avons même pas rangés. Un seul malheur à la fois..

Un malheur total, entier, concernait Yves Lecerf, se nourrissant de lui qui avait peur de prendre trop de poids. "C'est lourd!" me disait-il désolé. J'ignorais même ça.
Il ne portait que des costumes bleus, les mêmes, achetés au Monop' des Champs Elysées alors ouvert dans la nuit, pour ceux qui sont aussi trop fatigués pour trouver encore une cravate à cette heure, après une réunion importante au Quick comme il aimait à les faire. Et ses souliers, les mêmes aussi, comme il les nommait et faisait chanter ce vieux mot, lui qui ne souhaitait même plus écouter de musique. Un uniforme.
Plus simplement il s'identifiait avec amusement à Princesse Sarah, un dessin animé qu'on pouvait voir sur la 5 de l'époque. Le vrai dessin animé qui n'osait pas encore se dire Manga. Cette princesse-là orpheline comme lui et maltraitée. Avec ces grand yeux pour les larmes, pour qu'on les voit.



Plein de gentillesse et de désarroi il avait fait un arbre de Noël en Juillet 1986 à l'hôpital où se trouvait sa mère comme elle le lui réclamait. Il l'aimait énormément. Qu'est-ce que ça pouvait changer, un Noël de plus sous le soleil ? Là-bas dans le Gard. Ici à Paris autour de la place Dauphine - une université infréquentable : Paris-Dauphine... Gloire d'un jour.

Comme lui, j'avais des chemins qui n'étaient pas balisés, hélas parfois. Les mauvaises fréquentations c'était notre truc de la nuit. Avant quoi ? 
Au début pourtant, je balisais, comme on le dit aussi, face à Yves Lecerf. Pas sûre du tout d'être à la hauteur. Quand je ne sais pas, je me tais. Je me suis tue quasiment pendant un an. J'étais présente, j'écoutais, j'étais incapable de discuter. Ca inquiétait Yves. Je ne savais pas si il avait conscience de son étrangeté.
Ainsi parfois il s'endormait dans la voiture, un instant, une heure, et je lisais à ses côtés. Je m'interrogeais. Qu'est-ce que je faisais là avec quelqu'un qui était peut-être complètement fou ? Mais j'ai toujours eu moi aussi du temps à perdre. Au moins pour essayer de comprendre quelque chose. Je le veillais en regardant les mouvements de la rue. C'était étrange cet homme au fond de la détresse et qui dormait sans bruit. J'avais peur et je l'aimais. Alors je décidais de l'accompagner. Jusqu'à quand ? Je ne le savais pas. Je ne réclamais rien et pas de vouloir que quelqu'un change pour moi. Mais c'était douloureux et j'ignorais si je le supporterais longtemps.
Une chose aussi difficile au début, c'était cette manière d'Yves qui dormait très mal et était donc toujours plus ou moins fatigué, de s'allonger sur les banquettes et s'y endormant parfois quelques minutes. C'était incongru, mais à part des regards un peu étranges, personne ne trouvait à redire. J'étais gênée, pas honteuse, je m'en souviens.
Mais Yves a changé comme le temps passe, et n'efface pas la douleur, l'érode en la faisant entrer plus profond, à devenir souvenirs finalement. Malheureuse d'être sans père, sans lui je ne serais pas parvenue à rédiger ni ma Maîtrise ou mon DESS. Non pas qu'il m'ait aidé un seul instant à les écrire, mais m'y encourageant non-stop à le faire avec toutes sortes d'arguments même à la noix. Il revenait toujours à ça, accomplir ces travaux pour élargir les possibles, comme des passeports. J'avais besoin d'être encouragée, il le fit généreusement.

La petite télé noir et blanc, ma chambre rangée à peu près au beau milieu de cet appartement en plein dérangement. Comme une vie de hors-la-loi, avec aussi des tendeurs pour tenir les portes de la 2CV (pêchée où ?) quand on roulait. C'était triste mais drôlement rigolo aussi. C'était curieux et j'aimais ça.
Des bagnoles il en avait quatre ou cinq. Des Peugeot décapotables rouges ou blanches. Les voitures plus sérieuses de la fin de sa vie, ce sera pour les dames mieux habillées (dit sans acrimonie). Le contrôle technique devint un truc terrible pour celui qui enfouissait ses souvenirs d'un monde perdu aussi  dans de vieilles voitures des années 70.
A une époque il voulait m'enfermer dans le placard à balais (?)... Nous nous entendions bien, et j'ai le don de faire mon nid, même petit, dans des lieux autant baroques. Le don de savoir créer mon espace vital, joli finalement et cosy. Mais Yves Lecerf avait le bon âge d'être mon père. Alors je partais de ce nid aussi, m'émancipant ne me doutant pas du temps qui nous restait. J'avais le temps puisque nous étions proches.
Je me trompais encore.

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